Laissez-moi vous raconter… la broderie or sous le règne des émirs en Ouzbékistan

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Après ma visite du Quai Branly et la rédaction de mon article sur le kimono, j’ai eu envie d’aller découvrir et de vous partager une nouvelle exposition parisienne. Je me suis tournée vers l’Institut du Monde Arabe, où se déroule actuellement et jusqu’au 4 juin 2023 une exposition intitulée “Sur les routes de Samarcande, merveilles de soie et d’or”, qui présente plus de 300 pièces majestueuses tout droit venues d’Ouzbékistan : manteaux en soie brodés d’or, robes, tapis, bijoux… Je vous partage l’épopée de la broderie or sous le règne des émirs de Boukhara, depuis les secrets de sa production jusqu’aux règles strictes qui codifient les vêtements des nobles à la cour entre le XVIIIe et le XIXe siècle.

Les textiles ouzbeks

À la fin du XVIIIe siècle, la région de l’Ouzbékistan est particulièrement riche d’un point de vue vestimentaire : idéalement localisée sur la Route de la soie, le passage continu de marchands venus d’horizons divers a contribué à développer son économie comme ses savoir-faire. Elle bénéficie également de nombreuses matières premières qui ont permis la création d’industries vestimentaires variées : la laine, produite en abondance dans les steppes et les régions montagneuses d’Ouzbékistan ; le coton, dont la culture s’est développée au niveau des oasis ; la soie, dont les vêtements de l’élite ouzbèke sont couverts.
Pour réaliser les vêtements les plus nobles, les tisserands utilisent principalement du velours de soie, appelé bakhmal, dont l’envers présente une surface mate et lisse, et l’endroit une surface brillante et moelleuse. Porter du velours de soie est la preuve d’une grande richesse car sa réalisation est particulièrement complexe.

carte de l'Asie du Sud-Ouest

L’art de la broderie or

La particularité et la splendeur des vêtements nobles ouzbeks, au-delà des tissus utilisés, repose surtout sur le zardozi, qui n’est autre que de la broderie au fil d’or. Pour répondre aux demandes de l’élite, les artisans brodeurs n’ont eu de cesse d’améliorer les techniques et les compositions de leurs broderies, qu’ils ont élevées au rang d’art à part entière. Ainsi, la technique d’exécution d’une broderie dépend de l’ornement et de l’effet recherché. Par exemple, le point sim-duzi est utilisé pour réhausser l’éclat des fils d’or, tandis que le point mauji yakruya, serré et rigide, sert à combler les espaces au sein des motifs.

photo d'une broderie or

© Droits réservés

L’ascension de la broderie or sous le règne de Shah Murad (1785-1800) 

La broderie or ouzbèke a connu deux grandes périodes de croissance et d’ennoblissement. La première a eu lieu sous le règne de Shah Murad, le premier émir de Boukhara (l’une des villes les plus prospères de l’époque, située au centre de l’Ouzbékistan actuel). Durant son règne, il cherche en effet à affirmer son pouvoir sur une population variée, réunissant Ouzbeks, Turkmènes, Arabes, Persans et Indiens. S’ils partagent leur foi en l’islam, l’émir comprend que la meilleure manière de les fédérer repose sur la relance de traditions et de coutumes artisanales communes. Il rétablit la sériciculture (l’élevage de ver à soie), ce qui donne une réelle impulsion à la production de nouveaux textiles. Les vêtements se parent de multiples broderies aux motifs et aux symboles partagés par l’ensemble de ces peuples, notamment zoroastriens, bouddhistes et islamiques. L’émir implante dans la région de nombreux ateliers de confection, qui contribuent à donner à la broderie or un statut d’artisanat de luxe.

L’apogée de la broderie or sous le règne de Muzaffar-Ed-Din (1860 – 1885)

Si la broderie or se popularise en Ouzbékistan à la fin du XVIIe siècle, sa renommée et son raffinement atteignent leur apogée à la fin du XIXe siècle, sous le règne de l’émir Muzaffar-Ed-Din, qui s’étend de 1860 à 1885. Il fait installer ses propres ateliers dans la forteresse d’Ark, son palais de Boukhara, qui devient la capitale de la broderie or ouzbèke. Ces ateliers réunissent une vingtaine des plus grands artisans, qui se consacrent à la production du vestiaire de l’émir et de sa cour, dont les habits ont une grande valeur sociale et symbolique. 

Le souverain offre également des robes d’honneur brodées d’or comme cadeaux diplomatiques, lors de cérémonies accueillant des hôtes prestigieux ou des ambassadeurs. Ces pièces magistrales – caftans, pantalons, accessoires… – sont réalisées sous les ordres exclusifs de l’émir et rivalisent de créativité et de beauté. Le tissu, les couleurs et les ornements indiquent le rang et la renommée de son porteur. Et pas question de se jouer des normes : les codes vestimentaires de la cour sont stricts et il est interdit de porter un habit brodé d’or si celui-ci n’a pas été offert par l’émir en personne, sous risque de payer une amende et de se voir confisquer son vêtement.

photo de la forteresse d'Ark en Ouzbékistan

Photo de la Forteresse d’Ark à Boukhara

La broderie or est un art… d’hommes

La réalisation d’une broderie or est exclusivement réservée aux hommes aux XVIII et XIXe siècles. En effet, une croyance ancestrale interdit aux femmes de toucher des fils d’or, qui risqueraient de se ternir au contact des mains et d’un souffle féminin. On craint également que les techniques secrètes de broderie, transmises de génération en génération, ne soient révélées par les femmes à leur nouvelle famille lors de leur mariage.
La broderie or est donc uniquement transmise par les artisans à leurs fils, dès leur plus jeune âge. Ils se forment pendant plusieurs années dans le but d’obtenir le statut de usto, c’est-à-dire d’artisan officiel. Ils rejoignent alors l’une des trente-deux guildes de brodeurs et sont supervisés par un aqsoqol – un chef qui supervise le travail et s’assure de sa qualité en vérifiant qu’il respecte les coutumes et les rites. Ils touchent un salaire élevé et sont respectés par l’ensemble de la population car leur talent est considéré comme un don de Dieu.

De leur côté, les femmes réalisent l’ensemble des broderies qui ne nécessitent pas l’utilisation de fils d’or. Elles commencent elles aussi leur apprentissage dès l’enfance et confectionnent des couvre-lits, rideaux et sacs à mains… qui constituent les éléments essentiels de leur propre dot de mariée. Elles sont également chargées du tissage des nombreux tapis vendus sur les marchés de Boukhara.

Photo de Karim Manjra sur Unsplash

© Karim Manjra sur unsplash

Quelles pièces brodées d’or sont portées par les hommes ?

Comme je l’ai évoqué plus haut, les hommes portent de nombreuses pièces brodées d’or : vestes, manteaux, pantalons et turbans. Cependant, la pièce majeure du vestiaire masculin est le chapan, un manteau long et ample qui se porte surtout en hiver au-dessus de plusieurs couches de vêtements. Les couleurs de tissus les plus utilisées pour les chapans sont le vert, le bleu, le rouge et le violet, couleurs qui sont fréquemment mélangées au sein d’une seule et même pièce. Bien sûr, la broderie or reste la vedette de chaque vêtement et représente l’énorme majorité du temps consacré à sa réalisation. Les chapans sont caractérisés par le type de motif qui les recouvre. Il existe trois compositions ornementales :

  • Le style darkham caractérise un chapan recouvert de broderie or sur l’ensemble du tissu. Le dessin est un motif végétal ou floral entrelacé et ininterrompu. La réalisation d’un chapan darkham est la plus complexe : elle nécessite plus d’une dizaine de maîtres brodeurs particulièrement expérimentés et peut s’étendre sur trois mois. Ce style de chapan n’est porté que par l’émir et ses proches, avant d’être transmis à leurs successeurs.
  • Le style buttador recouvre également l’ensemble de la pièce, mais, contrairement à la broderie darkham, les motifs brodés ne sont pas reliés entre eux. Amandes, fleurs, palmettes… ceux-ci sont variés et de tailles diverses, répartis de manière uniforme sur le tissu. La plupart du temps, un grand médaillon richement brodé est réalisé au dos du chapan. Le style buttador est le plus répandu au XIXe siècle.
  • Le style daukhor qualifie une broderie uniquement située sur les bordures du vêtement : les manches, le tour de cou et le bas. Le dos des chapans daukhor est également orné d’un médaillon en broderie or.

Quelles pièces brodées d’or sont portées par les femmes ?

J’évoquais plus haut le fait que les femmes n’avaient pas le droit de toucher des fils d’or. En réalité, il leur est possible d’en porter mais jamais de manière ostentatoire. Ainsi, seuls leurs accessoires peuvent se parer de broderies d’or. Ceux-ci se démultiplient :

  • Le peshkurta est une bande de tissu brodée qui s’enfile par le cou et décore l’encolure d’une robe.
  • Le peshonaband est un bandeau en velours ou en satin, porté par les femmes mariées sur le front, par-dessus un foulard.
  • Les bottes et les chapeaux féminins se couvrent également de broderies or, qui recouvrent parfois la totalité de la pièce.
    Chez les femmes, les ornements les plus courants sont des motifs géométriques (notamment des octogones brodés par rangée de trois), végétaux, des grenades ainsi que le se-ketaba, un motif constitué de rosettes ovales à quatre pétales.

Bien que ceux-ci ne soient pas brodés d’or, je ne résiste pas à l’envie de vous partager quelques informations sur le vestiaire féminin ouzbèke… Il est composé par une camisole faisant office de sous-vêtement, un pantalon, une robe chemise, un chapan et un parandja — un long manteau recouvrant l’ensemble du corps, de la tête jusqu’aux pieds. Les coupes sont relativement simples et varient peu d’une femme à l’autre : ce sont la qualité du tissu, les motifs et les couleurs qui indiquent la richesse, le statut social et l’âge de la porteuse. Ainsi, les jeunes filles portent surtout du rouge, les femmes mariées du vert ou du bleu et les femmes plus âgées ne portent que des couleurs pâles, du beige notamment.

Photo de Théa Hdc sur Unsplash

© Théa Hdc sur Unsplash

Votre esprit s’est égaré dans l’Ouzbékistan du XIXe siècle et vous rêvez, vous aussi, de vêtements colorés aux éclats d’or ? Pour que le retour à la réalité ne soit pas trop brutal, vous pouvez vous tourner vers les cours, les packs ou les coffrets Artesane et apprendre à réaliser vos propres pièces en broderie or :

Et bonne nouvelle : puisque les lois somptuaires n’existent plus, vous êtes libre de porter autant de broderie or qu’il vous plaira… profitez-en !

Pour aller plus loin…

Exposition « Sur les routes de Samarcande, merveilles de soie et d’or » à l’Institut du Monde Arabe, jusqu’au 4 juin 2023. 1, rue des Fossés Saint-Bernard, 75005 Paris.

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